
Quand j’étais tout petit, la disparition d’un être cher, fût-il un enfant, un jeune ou un vieux causait beaucoup de peine à la famille, aux voisins et même à tout le village. D’ailleurs, les morts étaient pour la plupart des personnes âgées.
Il fallait attendre cinq ans et même plus pour qu’on annonce un décès dans le village ou la contrée voisine. C’est pourquoi la mort faisait mal, très mal même. Je me souviens qu’une grand-mère qui avait perdu son mari pourtant âgé de plus de 90 ans pouvait pleurer pendant des semaines voire des mois.
Elle se couchait sur des feuilles de bananiers, devait rester pieds nus pendant des jours ou des semaines, parfois sans manger, si oui ce qui n’était pas cuit dans une marmite. Je me rappelle également que le deuil était un moment de grande tristesse.
Il était interdit aux enfants de voir un corps. Et malheur à toi si tu riais pendant le deuil. C’est un coup de bâton ou une belle paire de gifle que tu allais recevoir et dont tu allais te souvenir toute la vie. On organisait des veillées sans corps au cours desquelles on chantait pour détendre l’atmosphère. Je me souviens que la bière ne coulait pas à flots. Une femme faisait des tours avec une petite assiette remplie de bâtons de cigarettes et de bûchettes d’allumettes pour les fumeurs, tandis qu’une autre vous tendait du pain sec accompagné d’arachides salées cuites à la vapeur.
Et personne ne s’en plaignait car on était venu partager la peine de la famille éprouvée. Quelque part dans la cour du deuil, une table était installée. C’est là que chaque habitant du village, homme ou femme devait passer verser sa petite contribution qui était enregistrée dans un cahier prévu à cet effet. Ça pouvait être 100, 200 ou 500f. Et personne ne s’en plaignait. C’était la solidarité africaine.
On n’avait pas besoin de musique pour nos veillées. Dans le village, nous avions nos animateurs- maisons. De vrais artistes très inspirés d’ailleurs. Ils pouvaient chanter jusqu’au petit matin, .Et ils étaient contents de le faire. Ils avaient juste besoin d’un peu de carburant, c’est-à-dire quelques litres de vin blanc.
Après l’enterrement, on se rasait complètement, fut-il un parent, un cousin proche ou éloigné.
Aujourd’hui, la mort est devenue banale. Les jeunes meurent plus que les vieux. A cause de la convoitise. A cause de la course effrénée à l’argent et aux biens éphémères de ce monde. On veut devenir riche à tout prix et à tous les prix, même au prix du porte- monnaie magique ou des sectes pernicieuses. On veut vite arriver là où son père n’a pas pu arriver. La veuve, très souvent joyeuse, est plus belle à la morgue que le jour de son mariage. Son rouge à lèvres peut vous éblouir face à la lumière du soleil. Le bon vin blanc de mon enfance a cédé place à la bière. Quand j’ai grandi, j’ai trouvé que c’est dans les bars que se déroulent désormais les veillées.
Le pauvre corps est abandonné tout seul au salon, depuis que quelques hypocrites ont versé des larmes de crocodile à la morgue. Même la veuve est parfois dans les bars pour “se chercher” aussi. Et le mort se retourne dans son cercueil, secoue la tête, verse une larme et a envie de se lever pour appliquer une bonne gifle à tous ces vivants inhumains avant de remourir. Mais hélas !
Quand j’ai grandi, j’ai trouvé que le pain sec et les arachides bouillies ont laissé place au service traiteur. Pendant le culte ou la messe, chacun ronronne : “, Pardon que ce pasteur soit bref. Bientôt la nourriture va se refroidir.”. Et pendant le service, il n’y a plus de haute personnalité. On fait des montagnes de nourriture. Tant pis si la cravate se mélange à de la sauce vinaigrette. Les femmes de leur côté, sont venues au nom de leurs multiples associations : Association des femmes capables, Association des femmes battues, et que sais-je encore ? Leurs kabas sont pleins d’emballages plastiques. Ah oui ! Après un deuil, on ne doit plus poser la marmite au feu même pour un mois.
Quand j’ai grandi, j’ai trouvé que le deuil est devenu le moment idéal pour exhiber ses richesses. On parle même du 11 février pour désigner le deuil des pauvres et du 20 mai pour le deuil des riches.
Quand j’ai grandi, j’ai trouvé qu’on ne se rase plus et que le meilleur deuil c’est celui où l’on a bien mangé, bien bu et où la veuve avait la greffe brésilienne la plus chère. La mort ne dit plus rien à personne car on meurt comme des mouches. Certains ont même eu la belle idée de remplacer le mot obsèques par “célébration de vie” du patriarche tel. Ah oui! Il faut tout faire pour célébrer, fêter, festoyer. On dit qu’on ne pleure plus le deuil chez nous. Qu’il faut plutôt danser dans les bars pendant la veillée avec ou sans corps.
Alors, si vous pensez que vous faites du bien aux gens parce qu’ils vont beaucoup vous pleurer quand vous allez mourir, il serait mieux de garder aussi beaucoup d’argent pour la célébration de votre vie car si la collation n’est pas imposante lors de vos obsèques, que dis-je, lors de la célébration de votre vie, vous risquerez vous enterrer vous-même.
Vive l’Afrique et ses nouvelles valeurs !
Guy Marcelin Tchako, PLEG, écrivain